26ème Variation • Du corps-bébé au corps du bébé

La parturition du corps est idéologiquement enclenchée par les fantasmes du shaman.

Le corps suit sa généalogie. Sa géo-histoire initiale pousse à une accumulation primitive du capital intersubjectif d’informations innées et acquises. Le corps-bébé met en évidence l’inadaptation fonctionnelle, physiologique, voire même endogamique. Le corps–bébé n’est pas encore mature. Son évolution permet d’atteindre un stade qui lui-même n’est pas fonctionnel. L’argumentation reste insuffisante. Pourtant le corps–bébé s’intègre collectivement, sans référence culturelle. Le système pédagogique d’incorporation demeure empirique tant qu’une pratique efficace n’a pas été mise à jour.

Or cette pratique n’est toujours pas mise au point au début du troisième millénaire. L’incorporation du corps–bébé, si elle s’est perfectionnée, n’en demeure pas moins empiriquement aléatoire. Le corps–bébé tend ainsi, peu à peu, à être objectivé comme étape sensori-motrice de l’apprentissage fonctionnel.

L’inadaptation naturelle est cultivée comme inadaptation fonctionnelle. Le corps-bébé devient corps du bébé. Le subjectivisme a trouvé son point d’ancrage et sa source de richesse multiple.

Tout le problème anthropologique consiste donc à innover pour mettre en symbiose écologique et sociale un corps en augmentation indispensable. Les variables d’ajustement ne sont pas données, mais à acquérir. Le capital intersubjectif d’innovation réclame un traitement à la fois individuel et collectif. Ce que le bébé a à acquérir, nul ne peut lui enseigner. Le développement bio–génétique conditionne les étapes d’évolution.

L’épi-génétique apparaît alors comme l’ensemble des mutations génétiques acquises sur quelques générations, pour parer au plus pressé. La notion de variable d’ajustement permet de mieux suivre les processus d’adaptation, d’augmentation, d’innovation programmée.

Le corps-bébé va à la découverte de lui-même et à la mise en place de fonctions organiques et sociales pour lesquelles il n’existe pas encore de marche à suivre. L’empirisme quotidien n’est pas même un empirio-cristicisme. La dualité corps privé (du bébé) et corps collectif (de la tribu) ne joue pas encore par classe d’âge. L’enfant, immédiatement intégré aux modes de production du premier communisme, n’est pas pris en considération comme force atrophiée. Le corps-bébé ne sait pas être autrement. Il n’a pas de référence. L’activité du bébé enrichit de facto. La collectivité intègre les innovations parce que ces innovations apportent des variables d’ajustement vitales. Le corps est découverte, recherche, trouvaille, augmentation constante, permanente.

Il s’agit donc d’ajuster le corps-bébé à son propre développement et au développement économique, tribal aussi bien qu’environnemental. Le corps-bébé travaille à devenir le corps du bébé, par distanciation intersubjective. Dès que le corps du bébé apparaît, c’est le corps-bébé qui recule : l’enfant entre dans le procès de consommation écologique et poétique et s’y intègre dès que la prise en main, la préemption lui est possible. Se saisir d’un objet est le premier pas vers l’autonomie, le premier pas vers le sevrage. Certes la préemption est un aboutissement car le corps-bébé, dans son ensemble sensoriel, se saisit non-manuellement de l’environnement exogamique. La main en activité n’est qu’une résultante de l’apprentissage de la préemption multisensorielle. La main non-préemptible donne pourtant déjà de multiples informations tactiles. C’est parce que la main sait se courber qu’elle devient un outil. La courbe de la main peut encercler. La découverte du cercle, du zéro par la main de l’enfant ouvre toutes les vertigineuses possibilités d’augmentation. 

Le servrage s’effectue dès que la main se saisit fermement d’un objet. On remarquera que dès le plus jeune age du nourrisson, si on lui pose un doigt dans la main, celle-ci se courbe et serre. La préemption manuelle est génétiquement dans le protocole matérialiste. Il faudra pourtant au corps-bébé un long temps humain pour, grâce à sa main, passer à un corps du bébé, signe culturel de son sevrage achevé.

Ce temps de passage est le plus court possible, afin de libérer la tribu d’un indispensable gardiennage. La U-caverne n’est pas une maternelle, tout au plus une garderie, en tout cas une école d’apprentissage fonctionnel de la vie.

Que faire du premier enfant qui apparaît ? L’accouchement, spectaculaire, voit surgir un corps-bébé accroché, câblé par le cordon ombilical, atrophié, réduit, inadapté, incompréhensible. La nature est mal faite. Le processus bio–génétique demeure mystérieux, inconnu, insoupçonné. Ce surgissement inopiné implique des modalités d’accueil à inventer. L’exemple des animaux, observés, donne une marche à suivre. Le phénomène de croissance, d’augmentation, s’impose pour autant que le mimétisme permet cette socialisation. La dynamique d’adaptation dure, pour autant que l’on peut en juger, entre trois à cinq ans. Cette période, nécessaire à une maîtrise sensori–motrice, se déroule tout entièrement au sein de la collectivité. L’accouchement et le sevrage sont partie intégrante de cette collectivité univoque, contraignante, inévitable.

Cette dynamique collectiviste permet un passage modulé du corps-bébé au corps du bébé. Une distanciation socioculturelle s’effectue. Elle résulte de l’intégration du bébé dans le procès de consommation dynamique. Très vite l’enfant apprend à cueillir, chasser, pécher. L’enfant n’existe que jusqu’au sevrage, comme corps dépendant, allaité. La courte période de sevrage réduit le corps-bébé à la plus simple expression. Le taux élevé de mortalité infantile réduit à son tour la valeur initiale du corps-bébé.

Le capital d’adaptation, proportionnel au capital d’innovation, fonde une épi-genèse.

Une contradiction doit être surmontée par le corps du bébé : il met à distance toute chose préemptible en la saisissant. C’est parce que sa main capte qu’il met à distance ce qu’il a capté. Le plus proche est écarté. Cette contradiction mécanique conduira à une mécanique quantique qui doit en donner les algorithmes de fonctionnement.

L’épi-genèse intègre par et dans des cellules organiques les acquis socio-ulturels. Le geste social ou l’alimentation principalement expérimentent l’efficacité pratique de leurs fonctions. Le gène, le neurone, la cellule, la coordination physiologique enregistre ces acquis, les transmet sur quelques générations. Cette épi–génétique autorise une adaptation mémorielle à l’environnement. Le corpus de connaissance n’est qu’une praxis élémentaire de survie. L’accumulation des générations sélectionne l’acquis de cette épi–génétique. La croissance démographique indique la qualité des performances de transition du bébé, du corps-bébé au corps du bébé. Ou bien l’enfant entre dans le procès de consommation ou bien il meurt. Il doit pour cela s’approprier ses moyens physiques en développement, par mimétisme animal. La symbiose synchronique écologique s’impose d’elle-même, sans autre forme de mise à distance que le vécu immédiat.

Du corps-bébé au corps du bébé, c’est le processus d’intégration à la consommation qui se met en place. L’enfant ne sait, ne peut devenir que s’il devient consommateur non-producteur, membre à part entière d’un premier communisme écologique et poétique.

Le corps-bébé ne sait que produire des manifestations corporelles et, notamment, des excréments. Le corps-bébé ne sait qu’être un producteur de merde. Le corps-bébé emmerde le monde.

La brièveté de vie sociale du corps-bébé au corps du bébé, cette brièveté de vie estompe, escamote le temps et l’espace du petit d’homme.

Plus ce temps est bref, plus ce temps se raccourcit, plus le corps-bébé s’intègre à son environnement tribal et naturel. Il faut ici se rappeler que l’espérance de vie dans la U-caverne est tout au plus d’une vingtaine d’années.

La vitesse de naturalisation du corps-bébé assure son intégration culturelle.

Dès que surgit la revendication de paternité et donc la mise à distance de cette nature naturalisante, le processus va s’inverser : le temps de naturalisation du corps-bébé est tendanciellement réduit, alors que le temps de culture action sociale est élargi.

L’enfant est arraché à son environnement écologique, à son intégrité communiste. Il devient l’enjeu d’une capitalisation démographique anticommuniste, écologique et poétique.

La cellule familiale, non-tribale, tend à isoler le corps-bébé et à rallonger son temps d’inadaptation fonctionnelle. Ce paradoxe justifie – officiellement, culturellement – le capitalisme lui-même, dès son apparition. Le passage du corps-bébé au corps du bébé, l’histoire de ce passage est l’histoire des origines du capitalisme. Vers les 16, 17 ans cet «adolescent» pour le XXIème siècle donne tous le signes de vieillesse et de mort prochaine : la voix mue, l’acné, dite maintenant juvénile, explose, la barbe pousse et l’érection de la bite a des déparés. Ces signes corporels indiquent clairement à la U-caverne que ce corps est vieux et usé.

Le capitalisme, en arrachant le corps-bébé à la nature prolonge l’espérance de vie.

Le sanglant triomphe du capitalisme trouve ici son appui historique : espérer vivre plus longtemps, c’est donner un espoir fantasmagorique de vivre 120 ans ou – terrible fantasme – de ne jamais mourir, miroir aux alouettes d’une culture naturicide et baroque.

La séquence de civilisation « être, avoir, savoir, pouvoir », l’easp demande une sécurité garantie. Cette sécurité, anti-écologique, implique une accumulation primitive indispensable.

L’appareil éducatif se structure en conséquence. La famille se constitue en centre de formation permanent, centre de formation de longue durée.

L’enfant doit pouvoir, savoir, avoir, être le successeur, l’héritier du capital transmis et à transmettre. Le collectif tribal gère les acquis culturels éducatifs. Il n’existe pas de dévolution de ce savoir, qui de toute façon reste appuyé sur les pratiques animales repérées. L’ « a priori » kantien n’existe pas. Cette période d’adaptation qui fait passer le corps-bébé au corps-enfant implique certes un traitement protecteur, sécurisé, mais ne singularise pas pour autant une classe d’âge. Il s’agit simplement d’attendre la période d’intégration du corps-bébé au procès de consommation écologique et poétique. Le sevrage relève dans ces conditions intersubjectives d’un acte poétique magique. La fécondité de la femme, la gestation du bébé, sa naissance puis son sevrage sont dans un même rythme de procréation continu. L’enfant ne naît que lorsqu’il acquiert le statut physique et social de petit homme, petit d’homme.

Son adaptation à l’environnement ne peut que suivre sa croissance physique. Le développement physiologique, morphologique, métabolique permanent oblige à un réajustement permanent. La seconde constante intersubjective, l’augmentation, joue à plein. En même temps, en même espace, dans ce corps en pleine croissance, les mutations génétiques influent elles aussi sur le mode de croissance initial. Une combinatoire va se complexifiant et déroute toutes les accumulations de savoirs expérimentaux. Le tribal restructure en permanence son organisation pédagogique. Le renouvellement rapide de génération, du fait de la brièveté de la durée de vie, ne permet pas une sauvegarde pérenne des acquis sociaux.

L’épi-génétique par contre restructure en permanence les innovations découvertes et pratiquées, sur plusieurs générations. L’hérédité, épi-génétique, maintient une capacité initiale d’accumulations. Le capital biologique compense les pertes du capital social tribal.

Mais le développement neuronal ouvre, millénaire après millénaire, une plasticité objective, fonctionnelle, peu à peu différenciée. Le corps humain augmente ses capacités de traitement de l’information. Jusqu’ici la totalité des échanges informatifs est corporelle, il ne peut qu’être l’effet du langage du corps. Le corps-bébé devient corps du bébé puis corps de l’enfant à force de générations.

Le savoir ne peut se transmettre que par le corps et ses moyens intersubjectifs d’expression.

La métamorphose physique du corps-bébé devenant corps d’adulte ne s’objective pas. Cette métamorphose ne fait que rendre le corps-bébé plus fonctionnel, mieux adapté à son environnement où il n’a manifestement pas de place donnée mais qu’il doit acquérir. La mort sanctionne.

La rupture s’opérerait, selon les dernières données, en Afrique de l’Est, il y a 200 000 ans. L’élargissement du territoire de proche en proche installe Homo sapiens dans ses premiers pas migratoires.

La collectivité tribale fonctionne biologiquement et socialement comme une entité corporelle à part entière, entité dont les éléments ne sont différenciés que par la mort. Seule la mort singularise. Le corps-bébé n’est pas une attente de développement, mais un processus immanent. Il n’est pas différencié par une classe d’âge. La sécurisation de la croissance juvénile montre pourtant son efficacité en réduisant le taux de mortalité infantile. C’est ici qu’un clivage apparaît progressivement, parce qu’il est identifié comme tel. La tribu garantit la croissance démographique par la solidarité du corps social. Le corps social donne naissance. Le corps social donne naissance à cette progression démographique, sans que les mécanismes de fécondité ne soient identifiés. Une femme peut avoir de multiples partenaires sans que cette pratique hypothèque ou n’hypothèque pas la fécondité. L’homme et/ou la femme peuvent être stériles par exemple. L’identification de la paternité est la conséquence historique d’observations a posteriori. Encore faut-il qu’une mémoire sociogénétique l’autorise. C’est elle qui va transformer le corps-bébé au corps du bébé, forme culturelle différenciée. Le processus d’incorporation du corps-bébé dans le corps tribal ne fait qu’appel aux variables d’ajustement physiques, morphologiques, sensori-moteurs-motrices. Le corps-bébé n’est pas pour la tribu un corps-bébé mais un corps qui doit s’adapter. Le bébé n’existe pas.

Il n’y a pas de distanciation théorique. L’objectif réside tout entier dans l’intégration de ce corps-bébé au mode de consommation non-productif écologique et communiste. L’imitation est le vecteur d’apprentissage et la formation permanente jusqu’à l’âge de trois à cinq ans, âge auquel le corps-bébé devient corps du bébé, autonome. Sa formation se poursuit, mais maintenant auto-acquise. L’espérance de vie, estimée à 20-25 ans, impose une formation du corps-bébé accélérée. On estime aussi qu’un corps adulte mesure 100-120 cm pour 30 à 50 kg. La différence est atténuée. Le corps-bébé découvre, pendant son sevrage, la nécessité de convertir les apports environnementaux afin de se les approprier. La respiration lui en donne un premier exemple sur déterminant. L’air inspiré doit être traité par le corps pour être viable. La conversion de l’air ambiant lors de son absorption est déjà l’exemple premier, primordial non seulement de la nécessité de consommer, mais encore de ce que cette consommation est complexe. Le corps s’impose comme une machine, une usine, une unité de traitement d’apports exogamiques. L’air expiré n’est plus consommable. C’est un déchet. Le cri poussé par le bébé à l’accouchement indique clairement que cette unité de consommation, cette unité de conversion est elle-même contraignante pour tout organisme. Cette contrainte initiale, incontournable, douloureuse, va définitivement marquer la consommation même comme douloureusement contraignante. Il faut au corps constamment ajusté sa consommation corporelle alimentaire aux produits offerts.

Seule l’expérience échec-réussite assure cette harmonisation. Un corps qui succombe à une nourriture mortelle indique le danger. Cette expérience négative demande à être mémorisée, intégrée et restituée. La structure sociale doit se charger de cette circulation de l’information. L’autopsie est totalement intersubective. Il n’y a ni médecin, ni bistouri. Le shaman va être chargé de ce progrès anatomique et chimique. On l’appellera bien vite l’homme-médecine.

Pour autant, cette prudence alimentaire, cet ajustement substantiel montre les dangers d’un mode de production écologique et poétique premier.

L’histoire du corps est aussi et d’abord l’histoire de sa consommation.

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