Naissance d’une femme peintre

Qu’y pouvait-elle, la porte de l’atelier était ouverte, comme une invitation. Après une hésitation, elle s’approcha et découvrit les toiles, une quarantaine environ, aux formats différents cheminant sur les murs, des parcours lumineux.  Des dessins sur papier léger, des tableaux à l’huile, à l’acrylique, denses, tourbillonnant, éclatant leurs tons, leurs harmonies, d’autres en relief. L’atelier vibrait en silence.

Une toile de grande dimension occupait tout le mur du fond.  Occupait ? Le mot était faible, pour dire son accrochage, à la façon dont certaines pierres précieuses sont serties dans l’or de la bague.  Il lui vint une idée grotesque, la toile ne pourrait être ni donnée, ni vendue, ni déplacée à moins d’être détruite. Quatre tableaux de paysages, disposés autour montaient une garde silencieuse. Elle s’immobilisa, toute droite, devant la grande  toile où se mêlaient la mer, des rochers ronds bleu foncé, défoncés par des appuis ocre pâle, la terre sans doute. En plein milieu, une boule de bleu aux contours irréguliers, déchirés éblouissait  l’œil.  Elle crut voir  un enfant qui tendait la main pour dire quoi ? Au revoir ? En tout cas, faire un signe d’amitié. Les peintres font peu de cas des regardeurs, avec leur manie de fondre les réalités dans des espaces indécis et leur manie de vouloir dire et peindre des choses en les évitant. Si c’était ça l’abstraction… ? D’un seul coup, elle aperçut, en filigrane, une silhouette à peine ébauchée, des cheveux longs noirs mêlés de fil bleu. Elle hésita, s’avança vers la figure incertaine, et frémit. Dans un carré bien enfoui en plein milieu de la toile, un miroir lui renvoyait son image. Elle était en abîme. Assise sur le rivage où l’écume blanchit en silence, elle découvrait un ciel étroit qui cherchait à mordre l’espace sans vouloir l’endommager. Elle leva les yeux, éperdue, et s’égara. Le temps la rattrapait comme un gangster.

Sur la gauche, des carreaux bleu clair tapissaient les fonds sous-marins, qui s’échappaient vers un azur trop tôt disparu.  Le bleu jamais stable, jamais à la même place, tout en nuances, envahissait l’espace, soutenu par des lignes, des chemins clandestins disparaissant de l’autre côté de la toile, par la fantaisie de l’artiste. Elle ne pouvait détourner ses yeux de cette présence très sombre qu’elle avait prise tantôt pour une tête, tantôt pour un globe, ou l’un de ces infinis audacieux qui enferment les horizons. La main n’avait pas réussi à domestiquer le temps pour en faire son esclave, il s’était échappé des pinceaux, Dieu merci. Pour tenter de surprendre quelque chose qui n’était pas encore né, des empreintes légères, ocre brun, peintes entre mer et ciel. Il est gonflé, ce bleu insolent. Pas autant que la sphère qui se veut une tête, une planète, la terre peut-être, qu’elle percevait comme un signal humain. Pas de figuration, pas de clonage du réel, elle s’agrippait à l’instant révélé et nul autre qu’elle, espérait-elle, n’en comprendrait le sens, dilué dans les couleurs. La toile, par son écart du réel, retournait son histoire. Elle se sentit favorisée.

Oui, c’était cela. Le temps, ramassé, redistribué, lui abandonnait l’histoire d’une jeune femme – non, d’une femme encore jeune, c’est différent, elle a tout de même quarante-six ans – qui a toujours pensé qu’elle était la dernière roue des carrosses, le social, le culturel, et le familial. Qui jamais ne roulent au même rythme. Devant la toile, qui charriait des doutes et des espoirs non apaisés, le secret s’est révélé plus doux.  Elle n’est pas jeune, mais non, elle n’est pas jeune, elle glisse lentement vers les quinquas, pouah ! Elle se sent brutalisée par le maelström bleu, ultime rempart contre le temps perdu de l’œuvre d’un inconnu, un jour d'été très chaud. Enfant, il y avait toujours un moment où, devant l’amour des siens, elle relevait la tête, comme pour dire : attention, pas touche, je ne suis pas sans épines mais je ne pique pas, je fane ! Et ses mots, si rares à venir au monde, se glissaient enfin hors d’elle pour aller vers les êtres qu’elle chérit et dont elle se méfie, l’amour et l’affection sont si rusés. Le gangster, à ses côtés, la détroussait et lui collait son éphéméride en plein visage. Elle s’était très tôt définie une éthique. Ni laideur, ni finitude, ni  contrefaçon. Elle préférait, en discernant l’œuvre- toile, le corps à corps avec les couleurs, sans amateurisme, un choix qui écartait les flâneurs attardés autour d’elle. Quand elle menait un combat, qui allait du ménage à faire qu’elle détestait  jusqu’à l’entretien avec un DRH pour un emploi, d’un seul coup, l’univers s’éclaircissait. Son histoire vient à elle, échappée de sa corbeille de naissance, à commencer par la culpabilisation féminine de la dénommée Ève, qui aurait dû être fière d’avoir fait trébucher Adam, mais non. Au lieu de cela, elle s’est morfondue, entraînant avec elle toute la lignée des femmes. Elle regardait la toile sans deviner qu’il fallait choisir une voie et trouva le serpent qui lui murmura : « Tisse-moi ton miroir ». Elle accepta le défi, heureuse à l’idée de recomposer selon son désir, motif après motif, le monde encore impossible à vivre. Elle y était presque parvenue quand le reptile, encore lui, la conduisit à vingt ans vers l’homme. L’homme ? Elle croyait le connaître, à la façon des comptines, et c’est si loin qu’on en oublie les défauts de la diligence, les roues qui grincent, les trous dans la capote et les chevaux vieillis qui s’emmêlent les pattes dans leur démarche incertaine. Malmenés par le cocher vacillant à force d’avoir bu une coupe à la santé de la voyageuse à chaque arrêt. L’époque était à la libération des mœurs, à l’exaltation des sens, de la musique et la révolution. Elle goûta un peu de tout, en surfant sur ces vagues nouvelles. Elle se maria, simplement pour exister quelques instants dans les racontars de fées. Ce fut d’autant plus facile que son amoureux désirait énoncer, en la montrant aux autres, voici ma femme. Comme s’il en tirait une sorte de royauté. Et le serpent se réjouit rapidement. Elle attendait un enfant. Divine ou mauvaise surprise ? Une petite fille leur échut, un petit rôti moins noir qu’elle-même vingt ans auparavant, mais tout aussi attendrissant. L’homme, convaincu d’une paternité qui l’inscrivait, croyait-il, dans la durée, restait perplexe. Le reste, le travail, la vie domestique, les corvées, la découverte d’une vie à trois quand à deux elle était à peine commencée, le déplantaient. Il sentait Adam se réveiller en lui et se demanda, ahuri, pourquoi Ève lui avait-elle offert la pomme ?  Alors, qu’elle se débrouille. Ce qu’elle fit. Elle tourna le dos au tableau familial  et s’aperçut de la supercherie. Elle en fut  bouleversée, glissa entre les maillages, et se rattrapa de justesse au noyau dur d’une liberté engloutie  en elle, là où la laideur n’avait pas de prise. Elle était devenue artiste, et regardait le bleu puissant de la toile, dans cet atelier qui bruissait des parfums d’acrylique, huile, gouache, aquarelle, simples jets de crayon qui tracent en chantant la beauté de la vie des autres. Le désir de fuir pointa son nez, lui dessina le pays de ses jeunes années, l’invitant à retrouver cette contrée légendaire. Elle partit seule, confia un très court temps l’enfant à l’homme, qui trouva la pilule amère, n’en dit mot, mais n’en pensa pas moins, et ne vit dans cela qu’une trahison cachant, sans doute, un délit inavoué. L’amant. Ils étaient déjà séparés, il avait pourtant refait sa vie comme on refait son lit. L’opprobre tomba sur elle, coupable d’abandon maternel. Le serpent riait à crocs déployés et l’enfant pleurait. Quand elle la réclama, l’homme refusa de rendre la fillette, elle jeta l’homme et reprit l’enfant qui s’accrocha à elle, comme un petit singe têtu et volontaire, et la colonisa.

Elle regardait la toile, et se vit, silhouette un peu instable, un peu floue dans les abstractions du peintre.   Dans une fragilité qu'elle n'avait pas imaginée. Quinqua, ce n’est que la mi-temps de la vie. La mi-temps n’est jamais pressée de se retirer de ceux qui souffrent ou espèrent. Justement, la toile devant elle, vient de le lui révéler. Là où elle a vu, en entrant, une tête, une main qui fait comme au revoir ou bonjour, le bleu d’une mer en écume, des rochers, enfin un monde de réalismes, elle ne voit plus qu’une harmonie de lignes, de points, de couleurs où le bleu s’est fait chair. L’ocre s’est placé comme une cheville, l’œuvre a cessé de parler avec les mots de la grammaire et de l’orthographe. Le temps peut bien tenter de lui imposer son cours trop rapide, il s’arrête ici, à la porte qui s’ouvre sur son propre destin. L’existence est aussi faite d’abstractions qui, enfin désertées par le bon sens humain, nourrissent les rêves et la beauté dont on parle si mal et si peu.

Elle s’est levée, s’est dirigée vers la sortie, elle hésitait comme si elle avait oublié quelque chose, un sac, une clé, un agenda, bref un de ces objets inséparables qui pourrissent le moment du départ. Sur une petite table de bureau, qui sert d’asile aux gestes du peintre, des carnets de croquis s’entassaient. L’un d’eux entr’ouvert livrait un ovale tracé au fusain. Elle a tourné la page. Une autre histoire vient de naître.

Elle s’est assise, a pris le stylo dodu, crayonné un visage, de longs cheveux déroulés comme une calligraphie arabe, et d’une écriture élégante et charnelle, elle a inscrit en bas de la feuille de papier canson, comme une voleuse : «  J’aurais bien aimé vous connaître. »

Monique Houssin

 
Yedam Kim - Moussorgsky: Tableaux d'une exposition, suite pour piano

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