Nous disions que Michel Clouscard s’appuie sur le double savoir constitué sur ces deux premiers axes pour travailler dans le troisième. En effet, en tant que philosophe, il a rejeté l’idéalisme subjectif du néokantisme et revendiqué la rationalité pour notre temps qu’est le marxisme-léninisme, avec toutefois, une tentative de réconciliation de Marx et de Hegel. En tant que scientifique, il a donné sa méthodologie – le modèle d’ensemble historique – et travaillé sur une période historique – le pré-capitalisme. Tout au long de cette double tâche déjà énorme, il entreprend aussi un combat idéologique. Cette bataille qu’il mène a d’ailleurs pour effet de donner à l’ouvrage ce que Sartre appelle une hybris, c’est-à-dire une démesure sauvage, qui fait violence. L’on sent un acharnement conceptuel à révéler le sens de l’histoire qui est, pour Michel Clouscard, la négation de l’être par le procès de production. Cet axe traverse tout le livre. Mais il est singulièrement analysé dans le livre II (Deuxième partie :  « la génétique du sujet : l’accession à l’entendement. Du cri à la logique des propositions » Editons Mouton p. 263 à 379).

Il ne faut pas faire l’erreur d’un parallélisme entre la phylogenèse et l’ontogenèse. Le procès de l’histoire n’est pas le procès de l’individu. Les analogies ou assimilations ne seraient pas opérationnelles, mais plutôt frivoles et anecdotiques. Pour Michel Clouscard, l’objet d’étude n’est pas le circonstanciel mais l’évènementiel. Il ne s’agit pas de s’attarder sur des quantifications inutiles, il ne s’agit pas de déplacer les centres, il ne s’agit pas d’opérer ce qu’il appelle la dérive anthropologique de l’ethnographie à la manière de Lévi-Strauss.

Il s’agit bien au contraire de faire fonctionner des techniques sur le lieu même de leur apparition. Il s’agit de réintégrer la constitution de l’être et du sujet dans le procès de production dont il est le résultat historique. La genèse du sujet est la genèse de l’individualité dans la famille. La genèse de l’être est la genèse de l’universalité dans les rapports de classe. Le commun des deux genèses est le référentiel, c’est-à-dire la lutte des classes, le rapport des dominants et dominés, l’exploitation d’une classe par l’autre, le mode de production. Cet axe est peut-être le seul axe – parmi ces trois que nous avons choisis – qui soit diffus, ou en tout cas, moins net que les autres. Pourquoi cela ? Probablement parce que Clouscard n’a pas voulu concéder, dans son langage, aux mondanités universitaires. Comme par ailleurs, il est polémique et critique, l’effet reste sans cause précise. Mais passons là-dessus, car la conséquence est minime, puisqu’elle amène seulement une certaine difficulté à lire un texte qui a sa propre autonomie de vocabulaire. Une fois les mots-clefs possédés, le discours est parfaitement accessible. Revenons plutôt à l’axe idéologique en lui-même. La proposition est ici – nous l’avons dit – l’être est nié par le procès de production. Il est doublement nié. Par le procès de production de l’ensemble historique d’une part, et d’autre part par le procès de production de sa propre constitution en tant qu’être. En somme, la société civile et l’Etat se constituent lorsque l’être a fait advenir l’infrastructural, c’est-à-dire les cellules de la production économique d’une part. D’autre part l’individualité politique et le statut social se constituent. Lorsque le sujet a fait advenir chacun des moments de sa genèse, c’est-à-dire l’organique, l’affectif, le relationnel et enfin le langage, l’accession au politique de la cité est possible. La première praxis est macro-sociale, économique, passage de la production agraire autarcique au grand commerce mondial, à l’industrialisation et à la Cité. La deuxième praxis est micro-sociale, culture de la corporéité, apprentissage du relationnel, accession au langage et à la Cité. En procédant ainsi, Michel Clouscard arrive à historiser l’homme – ce que le structuralisme voudrait éviter en ne parlant jamais du mode de production dont toute structure sociale est dépendante – et il arrive aussi à historiser le sujet – ce que la psychanalyse voudrait éviter en faisant dépendre la genèse du corps d’on ne sait quelle substance libidineuse transcendante à toute individualité. L’attaque idéologique clouscardienne porte, car elle est un langage du concret, un rappel pour la quotidienneté du référent indispensable qu’est la praxis, le retour à la production historique des déterminations sociales et individuelles. L’attaque idéologique clouscardienne porte aussi parce qu’elle veut réactualiser des arguments fondamentaux que l’idéologie a pour fonction d’occulter. Clouscard redonne en effet une échelle des valeurs, des besoins, des désirs en fonction du couple producteur/consommateur. Il montre comment la logique de la production arrache le producteur à ses déterminations organiques et affectives. Il montre comment la logique du profit transforme progressivement une société de besoins immédiatement satisfaits en une société de classes où le consommateur vit du producteur, où le consommateur a élaboré au niveau culturel l’ensemble des significations qui autorise la consommation pour lui et l’interdit au producteur. Il montre comment entre la force productive et les moyens de production, le système des médiations qu’est l’État, se met au service des intérêts privés d’une classe d’exploiteurs.

Pour conclure sur ce travail d’une vie, nous nous permettons d’insister particulièrement sur l’importance de l’ouvrage. « L’Être et le Code » laisse apparaître une rationalité nouvelle, il est un des premiers avènements dans l’épistémologie moderne, d’une pensée orthodoxe qui se veut complète et rigoureuse. L’ambition est énorme, il nous appartient d’en comprendre les effets, d’en critiquer les erreurs et d’en assumer les conséquences.

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