DEUXIÈME PARTIE :
RÉPONSES AUX OBJECTIONS

Au terme de ce travail et de cette interrogation critique, Monsieur Michel Clouscard a eu l’obligeance de bien vouloir nous accorder un entretien, que nous restituons intégralement.

Apories

Riochet - En relisant Marx on a l’impression que la combinatoire historique des classes sociales est plus complexe que votre dualité bourgeoise-nobles ou seigneur-vilain.

Clouscard - Marx à la veille de sa mort pensait faire une histoire des classes sociales. J’ai voulu reprendre ce projet. Cela a été mon ambition.

Mais bien sûr la période que j’ai étudiée met en relation la bourgeoisie et la noblesse. Mais j’ai multiplié les déterminations de la noblesse, de la bourgeoisie, leur relation, leur articulation, leur passage, les modalités de la contradiction interne, les processus d’ascendance et de décadence, les modalités de la surdétermination…

Je pense que votre critique n’est pas justifiée.

Riochet - Vous prétendez dans le Livre II que la société civile et le corps affectent la même forme, sont isomorphes. Voulez-vous dire qu’il y a parallélisme ?

Clouscard - Non. Il y a une continuité et une réciprocité.

Ce serait sans doute maladroit de vouloir reconstituer un parallélisme ontogenèse et phylogenèse.

Il faut bien préciser que le corps et la société se font en réciprocité. Il y a un lieu commun qui est celui de l’intersubjectivité, où la société est en acte et le corps en personne. Il y a une démarche immanente des deux processus.

J’ai voulu montrer dans la troisième partie de mon livre que corps et sujet, à un certain moment, sont identiques. On ne pouvait distinguer la part du corps et de la société. L’un et l’autre sont communs, à partir d’une différenciation que j’ai bien marquée, spécifique au corps et spécifique au macro-social.

Riochet - A la fin du Livre III, vous tenez longuement compte de la culture bourgeoise, de ses réalisations. Est-ce bien utile ?

Clouscard - Je le pense. C’est notre héritage immédiat. Nous sommes installés dans cette culture comme dans une nature. Il fallait montrer qu’elle était produite et produite selon une logique, pour éviter de la pratiquer en tant que nature.

Toutes les catégorie actuelles de nos références poétiques, ludiques – que l’on croit spontanées – se font en référence à ces modèles. Il y a toute une pseudo-innocence de la spontanéité qui reprend des catégories hyper-déterminées. J’ai voulu montrer que toutes les déterminations du mythe, du romanesque, du ludique, sont déterminations mécaniques de l’histoire.

Du privé au politique.

Riochet - On a l’impression, en vous lisant, que le déterminisme est intégral, absolu.

Clouscard - Je pense effectivement que ce déterminisme est absolu. La liberté, la création ne commencera que lorsque le déterminisme sera reconnu, accepté, considéré comme une chose acquise.

C’est la fameuse histoire de l’hirondelle de Kant qui croyait voler plus facilement s’il n’y avait pas l’air.

La liberté consiste à reconnaître l’ordre des déterminations. Plus on trouve de déterminations, plus on les multiplie, plus on promeut la liberté qui sera la reconnaissance de l’ordre de la production. Je ne fais que reconnaître les nécessités de la production. Ces nécessités de la production permettront, dans la société sans classe, quand elles auront été individualisées, l’avènement de la liberté.

Riochet - Cette pensée que vous développez ne vous met-elle pas en contradiction avec une certaine gauche française ?

Clouscard - La gauche française recouvre beaucoup d’appellations. Il faut lui prêter des prédicats.

Il y aura une gauche qui recouvrira toutes les modalités de la contradiction, de la contestation interne. Et il y aura une gauche vraiment révolutionnaire. Cette gauche montre premièrement les déterminations de la contradiction interne pour vraiment passer à la vraie lutte des classes. Il y a toute une occultation de la lutte des classes par la contradiction interne, par le conflit Œdipe – Anti-Œdipe. Ceci fait diversion et habilite une certaine gauche française, mondaine. Le problème est justement de montrer cela et de convaincre, d’avoir un auditoire. C’est pour cela que la construction de l’ensemble, du modèle d’ensemble est immanente à la critique du néokantisme.

Riochet - Pourriez-vous envisager l’étude du procès de production de l’ensemble capitaliste ?

Clouscard - Justement, c’est au niveau de la polémique que je voudrais reprendre le procès de production du néo-capitalisme. Je voudrais montrer que le freudo-marxisme occulte l’ensemble capitaliste. Le jeu dialectique, historique, stratégique, du libéralisme traditionnel, du national-socialisme – comme on l’a connu si fâcheusement il y a quelques temps – enfin du néo-capitalisme est occulté. Il est doublement occulté par le discours à la Chaban-Delmas, qui parle de la nouvelle société et par un discours soit disant contestataire, freudo-marxiste, qui critique cette nouvelle société, mais dans la contradiction interne. Cela fait qu’en dernière instance, dans la nouvelle société, on retrouverait la collusion de la technocratie et d’une consommation à la manière des hippies.

Riochet - On peut envisager un néo-clouscardisme. Ce serait par exemple le refus d’admettre une continuité entre les conduites individuelles et les conduites macro-sociales. Croyez-vous cela possible ?

Clouscard - On peut essayer. Mais est-ce un jeu amusant ?

Beaucoup de néo-kantiens s’y essaieraient. Mais quel jeu dérisoire ! Je me permettrais d’ajouter quelque chose. J’envisagerais peut-être un dépassement - dans la mesure où la société sans classe dépasse le marxisme – un dépassement de « L’Être et le Code »au niveau d’une méditation d’ordre rousseauiste sur des thèmes, il faut bien le dire, métaphysiques. Avec toute la prudence possible, je voudrais, comme Rousseau a pu le faire, méditer par exemple sur L’Être Suprême. Ou alors je ne cache pas que j’ai une certaine nostalgie pour des déterminations romanesques des temps passés.

Tout cela est une ludicité qui peut se reproduire à titre personnel.

Dans quelle mesure peut-elle satisfaire un rationaliste…

Riochet - Vous ne trouvez pas étonnant que vous ayez réalisé seul et comme en clandestinité, ce travail d’une vie ?

Clouscard - Je trouve cela très étonnant et je me demande comment je n’ai pas été empêché par les multiples accidents qui ont marqué la production de ce livre. Par ailleurs, le livre a gagné à tous ces avatars, par une stratification de l’écriture.

Au début c’était une simple relation du sérieux et du frivole. Puis de là s’est élargi dans une phénoménologie des mœurs. Cette phénoménologie s’est incarnée dans les rapports de classes. Ces rapports de classes, je les ai délimités dans un ensemble pré-capitaliste. Enfin, j’ai explicité, esquissé toute la problématique du passage du mode de production archaïque au mode de production socialiste en tant que processus logique, hégélien, du passage de la substance au sujet de la connaissance. Ce sont là les cinq niveaux d’écriture qui se sont stratifiés.

Riochet - Pensez-vous qu’au cours de cet entretien vous ayez eu l’occasion de répondre à toutes les objections qui vous ont été opposées ?

Clouscard - Je me pose beaucoup d’autres questions à propos de L’Être et le Code. Mais je dois dire qu’elles sont partiellement recoupées par cet interview.

 

Miomo (Corse), Août 1972.

Christian Riochet.

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