19 - Le dépassement de l’esthétique par le commerce

La rencontre de la production corporative et du grand commerce va être aussi la rencontre de deux idéologies qui vont d’abord s’opposer puis s’affronter, enfin se surdéterminer. Mais le grand commerce trouvera son système de signes grâce à l’exploitation qu’il saura faire du système de signes de la production corporative.

I / L’esthétique à la Renaissance

A la production corporatiste correspond une austérité de la consommation, une privation, dont le protestantisme sera la codification religieuse. La chrétienté autorise une symbolique qui est critique de la consommation, rappel d’un moment, d’un état dépassé par l’évolution historique. Mais cette restauration est maîtrise de la chose évoquée, fixation des représentations sensibles. Elle est souvenir contrôlé d’un passé révolu, réaction équilibrée de la maison tournée vers son étymologie.

II / L’idéologie du commerce

Le grand commerce à la Renaissance est pratiqué par un ensemble de familles dispersées qui recherchera très vite l’idéologie de sa praxis, qui recherchera à structurer sa dynamique économique. Le grand commerce, commerce d’objets, a besoin d’une revivification du sensible, d’une exaltation de l’artifice, notamment par ses produits d’Orient. La consommation qu’il autorise, qu’il impose, nécessite une sémiologie qu’il faut mettre au point. Cette distance de la production, que la personne peut se donner, est nouvelle et non encore codifiée. La frivolité qu’elle suppose doit trouver son écho dans une symbolique, doit à son tour rendre possible une complicité, une reconnaissance.

III / La formalisation

Le commerce va récupérer la production esthétique d’abord pour en faire une marchandise, puis pour en faire un modèle de consommation. L’esthétique tentera une réaction, mais en vain. L’esthétique sera d’abord arrachée de ses principes premiers. Le mécène, le Prince, va permettre à l’artiste de se personnaliser, de trouver à la fois un statut mondain et une sécurité privée. En contrepartie, sa production va devenir marchandise. Mais le processus de personnalisation ne va pas s’arrêter là. Par son nouveau statut social, l’artiste détourne sa production de sa destination première. Il dépasse ce moment et donne à son œuvre comme contenu la forme du contenu précédent. Sa production esthétique première se formalise, reste technicité, virtuosité. Les représentations sont différentes, laïcisées. L’esthétique est déchue de sa dignité originelle, détournée de sa fonction étymologique. L’esthétique est devenue esthétisme. La différence est capitale, et il faut y insister. Alors que l’esthétique était régression ontologique autorisée, nécessaire, elle se coupait ainsi du politique, pure dynamique du concurrentiel. Maintenant sa formalisation en esthétisme rend possible la réconciliation avec le politique, le Prince. Cette seule complicité est déjà le symptôme d’une dénaturation de l’esthétique.

L’esthétisme est advenu, mais l’esthétique tentera une réaction. Réaction contre le commerce, assumation de la religiosité dépassée, institutionnalisation du Beau, autant de tentatives de récupération. Mais le dépassement de l’esthétique par le commerce, par l’esthétisme est inéluctable.

La frivolité de la consommation peut maintenant avoir son idéologie, sa systématique. L’objet est valorisé non plus par le travail qu’il suppose – comme il l’était dans le corporatisme – mais par l’effet sensible qu’il peut provoquer. L’esthétisme lui donne son champ d’apparition et son échelon dans les valeurs.

L’esthétisme est rendu possible par le grand commerce, mais le grand commerce a ainsi trouvé son code, son idéologie, sa formalisation.

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